J’étais toujours un peu perplexe quand Yves de Repentigny, ancien chef de division aux Arts, me lançait « Salut mon grand » alors que j’étais aux côtés de Richard René.
Bon, il faut signaler qu’Yves appelait tout le monde « Mon grand », même Richard René qui faisait 6 pieds 7 pouces.
Remarquez que c’était tout aussi bizarre quand Yves disait à Richard : « Salut mon grand »…
Techniquement, c’était une des rares fois où Yves avait tout à fait raison, mais nous savons tous que son « Salut mon grand » n’avait aucun rapport avec la taille de la personne qu’il saluait.
C’était sa façon à lui de dire bonjour. Ç’aurait pu être « Salut Dude ! », mais j’imagine mal Yves me dire « Salut Dude ! » La perplexité aurait alors fait place à de l’inquiétude pour mon collègue des arts.
J’étais donc perplexe quand Yves me disait « Salut mon grand », moi qui fait 5 pieds 4, et que je me trouvais aux côtés de Richard, qui fait 6 pieds 7. Je souriais. Et je pense que Richard souriait aussi.
Mais ça n’arrivera plus. D’abord, il faut dire qu’Yves est parti pour une retraite bien méritée.
Mais surtout, Richard n’est plus. Même s’il était un géant, il est parti comme ça…. pouf. Un jour il était là, le lendemain, il n’y était plus…
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J’ai appris le décès de Richard hier matin. C’est mon collègue Daniel Dubrûle qui m’a téléphoné pour m’apprendre la nouvelle. Le choc. Total. Immense. Bien plus grand que Richard lui-même.
Richard est le tout premier collègue que j’ai connu en arrivant à La Presse, le 18 septembre 2001.
Je suis arrivé au pupitre sept jours après les attentats du 11 septembre. J’ai eu droit à 15 minutes de formation avec le bon vieux système de mise en page Harris. Déjà, à l’époque, on se demandait qui était la personne qui avait acheté ça.
Le 18 septembre, il y avait encore un peu pas mal de cette frénésie qui frappe une salle de rédaction après un événement de cette ampleur. Michel Marois était alors chef de la production. C’est lui qui m’a accueilli pour ma première journée. Il m’a montré le bureau où m’installer pour travailler. Il a ouvert l’ordinateur, m’a montré les différents systèmes pour la mise en page et le traitement des photos. Et il m’a souhaité bonne chance…
C’était comme ça à l’époque. Michel a cependant eu l’intelligence de m’installer en face de Richard et il m’a dit que je pouvais lui poser des questions si nécessaire.
C’est vite devenu nécessaire.
Richard n’était pas assigné pour me former. Il montait de vraies pages. Et pour monter des pages, il en montait des pages. Richard était une vraie machine. Mais contrairement à d’autres « machines » du pupitre qui montaient eux aussi beaucoup de pages, les pages de Richard étaient parfaites.
J’étais donc là, à essayer de monter ma première page, en consultant aux deux minutes mon immense cahier qui contenait les codes de mise en page d’un système dont tout le monde demandait « c’était qui qui avait acheté ça ».
Dix-huit ans plus tard, j’ai encore ces foutus codes en tête… Ils vont me hanter jusqu’à la fin de mes jours, je crois bien.
En face de moi, Richard montait des pages comme un métronome. Mal à l’aise, je commençais à lui poser des questions. Lui, répondait à toutes mes questions. Et pas une fois il n’a paru exaspéré.
Comme tant d’autres, je peux dire que j’ai été formé par Richard René.
Richard, c’était un peu le Bjorn Borg de la mise en page. Il montait des pages à un rythme incroyable. Et chaque page était parfaite.
Entre deux coups, Richard répondait à mes questions. Chaque réponse était juste, comme chacune des pages qu’il montait.
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Mais Richard, c’est beaucoup plus qu’un excellent journaliste au pupitre, un excellent formateur et un excellent patron.
C’est pour ça que j’ai décidé de lui rendre hommage sur mon blogue qui s’intitule Homo sapiens.
Richard, c’était un sacré être humain. C’était un homme rempli d’une humanité comme on en voit peu de nos jours. C’était plus qu’un gentil géant.
Richard n’était pas qu’un homme qui mesurait 6 pieds 7. Ce n’était pas qu’un pilier de la salle de rédaction de La Presse.
C’était d’abord un pilier pour sa famille. Un vrai.
En 2005, mon ex-femme a fait une dépression majeure. Je l’ai déjà écrit, c’est tough en criss accompagner une personne en dépression. Tu te sens drôlement impuissant.
C’était mon cas à l’époque.
Je ne me rappelle plus le nombre d’heures que j’ai passées avec Richard à parler dans son bureau de chef de production.
Parce que Richard savait exactement ce que je vivais. Il en connaît un bout sur le sujet.
Il m’a offert son amitié, son écoute, ses conseils, sa présence. Jamais je ne me suis senti jugé.
Je n’étais qu’un collègue. Nous ne sommes pas devenus des amis intimes. Mais je me souviendrai toujours de la présence rassurante de Richard René dans cette période difficile de ma vie.
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Un moment venu, je n’en pouvais plus du pupitre. L’appel de l’écriture était trop fort. J’ai quitté le pupitre en 2012.
Mais je peux dire que j’y ai passé aussi des années formidables. Et c’est beaucoup grâce à Richard René.
Les soirs de grandes tensions, il y régnait une atmosphère bon enfant complètement à l’opposé de la situation que nous étions en train de gérer.
Des lecteurs se seraient présentés au pupitre et auraient probablement exigé qu’on leur rembourse leur abonnement.
Je disais souvent que si le lecteur savait dans quelles conditions était préparé son journal, il le le lirait différemment.
Les blagues fusaient en même temps que nous montions des pages à vitesse grand V.
Il y avait le classique « Heille ! Reste chez toi si t’es malade ! » chaque fois qu’un collègue éternuait. Et ça valait pour tout le monde, patrons et syndiqués.
Je me rappelle une fois où Philippe Cantin, nouvellement éditeur adjoint, était encore au journal assez tard un soir pour vérifier la une qui contenait une grosse nouvelle. Je n’oublierais jamais sa réaction d’étonnement quand quelqu’un a éternué et tout le pupitre a crié « Heille ! Reste chez toi si t’es malade ! »
Richard était l’un des plus féroces gardiens de cette tradition. À un point tel qu’il s’échappait hors des murs de La Presse.
Imaginez ce grand bonhomme de 6 pieds 7 pouces attendant de passer à la caisse à l’épicerie. La dame devant lui éternue. Et c’est plus fort que lui, Richard s’échappe… « Heille ! » J’en ris encore quand je repense à cette anecdote qu’il m’avait raconté. J’imagine la tête de la dame qui se retourne et qui voit un géant qui vient de lui crier « Heille ! » parce qu’elle a éternué…
Richard, c’était des blagues impossibles, déjantées, que lui seul pouvait raconter.
Je ne sais pas si c’est lui qui est à l’origine du concept, mais à une époque, il y avait suffisamment de surnuméraires au pupitre pour que chaque permanent ait droit à son surnu, selon Richard. Toujours selon lui, ce surnu au service de son « maître » permanent devait s’acquitter de différentes tâches, dont celle de laver sa voiture.
Quand un surnu devenait permanent, sa plus grande joie n’était pas d’avoir enfin droit à un horaire stable ou de pouvoir réclamer son temps supplémentaire en temps et non en argent. Non, le jack-pot, c’est que ce nouveau permanent avait maintenant droit à son surnu.
Si Richard est à l’origine de ce concept tordu, c’est lui tout craché. Lui, cet homme si bon, qui imagine un système digne de l’esclavage pour lancer une autre de ses blagues hors norme.
Parce que malgré sa taille, c’était l’homme le plus doux du monde.
Mais il aimait bien faire croire qu’il était très méchant. Comme la fois où il racontait que la dernière personne qui l’avait insulté avait fini hospitalisée à trois hôpitaux différents en même temps.
Bref, Richard possédait à mes yeux l’une des qualités les plus essentielles. Faire son travail avec le plus grand sérieux sans jamais se prendre au sérieux.
C’est ce que j’essaie de faire chaque jour. Enfin, pas en ce moment, je suis en arrêt de travail. Mais j’essaie aussi d’appliquer ce principe dans ma vie de tous les jours.
L’égo de Richard était inversement proportionnel à sa taille.
Son coeur, lui, mesurait tellement plus que 6 pieds 7…
Salut Richard, tu vas me manquer.
Et si tu éternues, où que tu sois, sois assuré que serons une criss de gang à te dire : « Heille ! Reste chez toi si t’es malade ! »
p.s. : Merci à Charles René, son fils, pour la photo de Richard.
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